mercredi 23 mai 2007

Le chemin du père.

Woody Welles, devant sa machine à écrire, poursuivait l’écriture de Priman. Le feuilleton avançait bien et les lecteurs du Daylidea réclamaient la suite des aventures de ce super-héros que chacun disait avoir entraperçu au moins une fois dans sa vie bondissant dans le ciel d’Utopolis.
Le soleil descendait à l’horizon et le whisky dans la bouteille. Woody entamait sa dixième page avec frénésie lorsque retentit la sonnerie du téléphone…
Sa mère. Deuxième infarctus de son père. Aux urgences. Les médecins n’en savent rien.
Le jeune homme raccrocha, abasourdi. Son père en train de mourir ? Il se surprit à ne pas ressentir plus que ça. Ni peur, ni peine. Il resta là un moment, sans bouger, à réfléchir à ce qu’il devait faire. Cinq minutes plus tard, il décidait qu’il se rendrait à son chevet. Il prit son portefeuille et ouvrit la fenêtre à regret. Pourquoi la seule envie qui l’animait à ce moment-là était de se remettre à son feuilleton comme si rien d’autre n’existait ? Il s’apprêtait à sortir lorsque sa queue se déroula et attrapa sa veste posée sur le dossier de chaise.

De toit d’immeuble en toit d’immeuble, Woody Welles se dirigeait vers l’hôpital situé à l’autre bout de la ville tout en se demandant ce qui le rattachait encore à ce père. Cela lui importait-il vraiment que cet homme vive ou meure ? Ne se sentirait-il pas plus léger s’il devait ne pas passer la nuit ? Au fond, ne l’espérait-il pas depuis longtemps, trop longtemps ? Bien sûr, dans un premier temps, ce serait dur. Il faudrait consoler sa mère, l’aider à déménager, à vivre seule… Et puis que faire de toutes ses affaires, de tous ces souvenirs encombrants ? Ensuite, pourtant, un poids se lèverait.
Le plus haut gratte-ciel de la ville se dressait devant Woody. Sans freiner son élan, il sauta. Ce n’est qu’une fois dans le vide qu’il se demanda comment il ferait pour s’agripper à la paroi lisse et vitrée du building.
Un léger dénivelé. Tous les dix étages, le bâtiment construit comme une pièce montée présentait un dénivelé de deux mètres. Encore six mètres de chute libre et Woody en accrocherait un. Il visa. Seulement l’élan était trop grand, la vitesse trop importante : il rebondit sur la paroi vitrée et fut éjecté trop loin pour que sa queue puisse attraper le rebord. Face vers le ciel, ses bras papillonnaient dans le vide, un cri d’angoisse déchira sa poitrine, mais son dos heurta bientôt le sol de la nacelle des nettoyeurs de vitre qui l’aidèrent à se relever en le regardant comme un miracle. Sa queue se rétracta discrètement. Attention Monsieur ! Vous auriez pu vous faire mal, lui dit l’un des deux ouvriers. Woody frotta ses vêtements, les remercia d’une poignée de mains et bondit jusqu’au premier rebord. De dix mètres en dix mètres, il atteignit rapidement le sommet de la tour. Il se suspendit un instant à l’immense antenne radio pointée vers les étoiles. De là, il percevait l’hôpital à l’horizon.
Il n’avait pas toujours détesté ce père qu’il ne reconnaissait plus. C’est après son premier infarctus que son père avait sombré dans la dépression. Il était alors devenu taciturne, colérique. Le monde le haïssait, personne ne voulait l’aider à s’en sortir, tout particulièrement sa femme et son fils qui faisaient tout pour l’enfoncer chaque jour un peu plus. Cet homme venait de frôler la mort et se montrait pourtant incapable de jouir de cette nouvelle chance qui lui était offerte, non. Au lieu de ça, il entreprit d’entraîner les deux personnes qui l’aimaient le plus dans ce tunnel duquel il n’était jamais ressorti. Il devint tyrannique. Mais un tyran subtil. Jamais on n’avait droit d’élever la voix contre lui ou de lui reprocher quoi que ce soit car cela lui faisait de la peine et la peine affolait son cœur et les médecins lui avaient conseillé d’éviter toute tension pour éviter une rechute. Le chantage affectif était amorcé. Son fils ou sa femme voulaient-ils être la cause de sa mort ?.. Alors chut, j’occupe ma journée comme je l’entends, les efforts me sont interdits et je me passerai de tes commentaires. Il devint le roi, le monde devait tourner autour de lui. Si Woody passait trop de temps à écrire ses nouvelles, son père lui reprochait de se moquer de cet infarctus qui le guettait. Le jeune homme n’avait-il pas la vie devant lui pour écrire ? Si sa femme partait voir une amie, cette absence lui était irrémédiablement reprochée au cours du dîner. Et s’il lui était arrivé quelque chose alors qu’il était seul ? Bien sûr, les médecins affirmèrent que les derniers tests montraient que son cœur avait recouvert une bonne partie de ses capacités. Bien sûr, le père démentit puisqu’il savait mieux que les médecins dans quel état il se sentait. Bien sûr, il refusa de consulter un psychologue pour un suivi post-traumatique. Il n’était pas fou. Etait-ce ce qu’on cherchait à lui faire croire ? Sa famille, la chair de sa chair conspiraient-elles contre lui ? Et il vociférait : il sentait bien qu’il n’était qu’un fardeau pour tout le monde ! Et si personne ne voulait s’occuper de lui, il trouverait le moyen de mettre fin à ses jours ! Alors tout le monde serait content… C’était bien ce qu’ils voulaient ? Et chacun de se confondre en excuse et de repartir en servitude…
Woody prit une grande inspiration et sauta le plus haut qu’il put pour viser un petit immeuble d’à peine cinq étages. 100 mètres de chute libre ne seraient pas de trop ; le jeune homme tendit les bras et ferma les yeux. Le vent lui caressait le visage, Woody ne lui offrit aucune résistance et tenta de ne penser à rien.
Son père se mit à boire. Il devint violent. Il ne supportait plus qu’on puisse être heureux alors que lui n’y parvenait pas. Plusieurs fois, il menaça de quitter le domicile. Plusieurs fois, il feignit de le faire, mais chaque fois sa femme le rattrapait en le suppliant de ne pas faire de bêtises. Alors il revenait, vainqueur et triomphant, mais se gardant bien de le montrer pour rappeler comme de tels accès de colère le faisaient souffrir. Un soir, nouvelle menace. Woody, n’y tenant plus, craqua et encouragea son père à déguerpir pour enfin les laisser vivre en paix, lui et sa mère. Estomaqué, celui-ci se leva de table et partit. Il prit les clés de la maison et les renferma à l’intérieur afin qu’on ne puisse pas le rattraper. Mais Woody avait un double du trousseau et ouvrit derrière lui. Croyant qu’on le narguait, le père revint en trombe, furieux, et se précipita sur sa femme, l’accusant de tous ses maux. Il leva la main sur elle… et se retrouva au sol, perplexe, la lèvre en sang. Woody se tenait interposé entre ses parents, le poing levé et prêt à l’abattre de nouveau. Le lendemain, il quittait le domicile parental et s’installait sans un sou en ville.
L’hôpital était en vue à présent. Le jeune homme ralentit son allure pour ne pas être repéré mais également pour retarder le moment du face-à-face qui le terrifiait. Les médecins avaient-ils réussi à le sauver ? D’étranges sentiments l’envahirent à mesure qu’il se rapprochait du bâtiment blanc. Il voulait désormais que son père survive. Qu’il survive pour pouvoir lui parler, lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur, lui reprocher de l’avoir tant fait souffrir. Lui dire qu’il l’aimait mais lui en voulait de s’être laissé ronger par la maladie jusqu’à ne plus se ressembler. Sa queue disparut lorsqu’il passa les portes automatiques de l’hôpital. Son cœur battait la chamade. Il regarda la description des services à côté des ascenseurs : soins intensifs, 9è étage. Mais l’ascenseur mettait trop de temps à venir et trop de gens attendaient pour le prendre ; il se précipita dans les escaliers.
Certes, cet homme avait réveillé en lui tout ce que Woody avait de plus noir, de plus impulsif, de plus méprisable. En un sens, son père lui avait transmit son venin pour ne souffrir seul, aussi égoïste que ce fut. Le fils détestait son géniteur parce qu’il lui rappelait tout ce qu’il refusait de voir en lui, mais peu lui importait à présent qu’il risquait de le perdre à nouveau. Woody comprenait désormais que toute sa passion, ses accès de folie et de joie de vivre si intenses que son cœur lui semblait alors sur le point d’imploser, tous ses rêves impossibles, ses idéaux romantiques teintés d’un brin de cynisme pour seule carapace, son goût pour l’art et les belles choses de ce monde, sa naïveté, sa foi, tout ceci lui provenait également de son père, un père à qui il ressemblait tant jusque dans ses imperfections, un père à qui il ne saurait jamais dire combien il l’aime, combien est grande sa fierté d’être du même sang que lui.
Woody arriva hors d’haleine en haut des 9 étages. Il tenta de reprendre son souffle mais se remit en route à travers les couloirs, errant, tournant la tête en tous sens pour apercevoir un visage familier à travers ces parois vitrées. Des infirmières voulurent le retenir ; je cherche mon père ! criait-il. C’est sur sa mère qu’il tomba au détour d’un couloir, les traits tirés, les yeux rouges d’avoir trop pleuré. Où est-il ? lui demanda-t-il à mi-voix, dans la crainte d’entendre la réponse. On vient de le ramener dans sa chambre, il n’est pas encore réveillé, dit-elle en indiquant une porte du fond. Il poussa un long soupir de soulagement en levant les yeux au ciel. Va te reposer à présent, je vais veiller sur lui. Sa mère hocha la tête, l’embrassa et disparut.
Le jeune homme entra dans la chambre le plus doucement du monde et alla s’asseoir dans le fauteuil qui jouxtait le lit. A la faveur d’une lampe de chevet blafarde, Woody observa les traits sereins de son père, encore tubé et placé sous surveillance cardiaque. Cet étrange appareil dessinait des courbes et indiquait des chiffres que Woody ne comprenait pas mais qui lui laissaient croire à un retour à la normale. Tout semblait stable, lorsque les traits du père se firent inquiets. Son pouls s’accéléra, la courbe dessina des pics plus intenses et rapprochés : le vieil homme s’étira et s’éveilla doucement. D’abord avec difficulté, puis il s’accommoda de la lumière et sursauta en apercevant la silhouette assise à côté de lui. Salut… fit Woody avec un sourire sincère. Son père se mit à hoqueter avant d’éclater en sanglots sans pouvoir s’arrêter tandis que Woody le prit dans ses bras et le serra comme jamais, bercé par le silence et les non-dits.

mardi 22 mai 2007

La naissance de l'homme-singe.

Le réveil sur la table de nuit indique 3h11. Woody Welles se réveille en sursaut d’un cauchemar interminable. C’est un homme d’à peine vingt-cinq ans, carrure athlétique, barbe de trois jours, de longs cheveux noirs. Le regard vide, il essuie d’un revers de main la sueur qui lui coule dans les yeux et tente de reprendre son souffle. La sirène d’une voiture de police qui file dans la nuit le ramène à la réalité.
Il se lève de son lit. En partie à cause des draps trempés de sueur, mais avant tout pour faire passer ces étranges courbatures. Il fait quelques mouvements d’épaules et se masse la nuque puis se colle le front à la fenêtre pour tenter de faire descendre la température de son corps. La ruelle est calme. Seul un chat joue avec une bouteille en verre qui roule sur le pavé. Au loin scintillent les lumières des gratte-ciels d’Utopolis, ceux que Woody aimerait habiter s’il avait les moyens de s’offrir autre chose que cette minable chambre meublée en banlieue. Il se dirige vers son paquet de cigarettes posé sur la commode, en allume une. Il s’étire pour faire craquer ses vertèbres endolories. Un long soupir s’échappe de sa bouche, accompagné d’une épaisse volute de fumée.
Woody fait quelques pas et va se placer devant le miroir en pied pour observer sa posture. Pas de doute, son dos s’est voûté. A tel point que ses épaules tombent en avant et qu’il ne parvient plus à redresser complètement la tête. Cette vision l’amuse. Il rit. Il rit tant et si bien qu’il se met bientôt à tousser, faisant tomber la cendre brûlante de sa cigarette sur son torse. Merde ! Il balaie son torse de la main et recule d’un pas pour faire tomber la cendre par terre et… hurle de douleur ! Son pied vient d’écraser quelque chose qui provoque en lui comme une décharge électrique. Comprenez bien : il ne s’agit pas de son pied dans lequel se serait enfoncé un objet contondant, non, mais d’une partie de son corps que son pied vient d’écraser. Woody jurerait s’être déplacé une vertèbre. Instinctivement, il porte la main au-dessus de son coccyx pour masser et estomper sa douleur. Il pousse un cri d’horreur. Un bout de chair pend, part du bas de son dos jusqu’à toucher le sol. Il se retourne pour vérifier dans le miroir et pousse un nouveau cri. Une queue de singe ! Il crie à nouveau. Son nouveau membre vient de remuer tout seul. D’une main fébrile, Woody tente de le toucher, lorsque celui-ci se rétracte et disparaît dans son dos. Sa vue se trouble, il transpire abondamment, respire avec difficulté et chancelle. Il se dirige vers la porte de sa chambre pour l’ouvrir mais celle-ci reste close. Il s’acharne. Pas moyen. Alors il revient à la fenêtre, tente de la soulever. Rien ne bouge. Essoufflé, il se laisse retomber sur son bureau et jette un dernier coup d’œil par la fenêtre : la pluie fouette le carreau et rend floue la vision du paysage. Néanmoins, il semble que les lumières des gratte-ciels s’éteignent une à une jusqu’à l’obscurité la plus totale. Woody s’évanouit et s’écroule au sol.

Ainsi commence l’histoire de Woody Welles.